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causeries

A quoi s’en tenir ?

Une matinée comme souvent. Suspendue dans l’espace-temps.

9h15.... En 3/4 h d’échelonnement, tout le monde est arrivé. J’ai inscrit les éléments de certitude sur un tableau : le comité de rédaction doit finir le journal (mise en page, couverture, choix de l’ordre des articles.). La plus âgée, 8 ans, doit finir son texte et le choix des images de son reportage. Les trois plus grands, 7 et 8 ans, ont du vocabulaire de leurs textes à recopier, des textes à ranger, une question de math historique à résoudre, un remboursement à effectuer pour l’achat du goûter et la gestion du ticket (livre de compte, ...) pour les deux plus jeunes des plus vieux… Les trois plus âgés ont aussi théâtre ce matin avec Magali. Nous devons aussi planter le rosier offert par un enfant. Et pour les quatre enfants de 4 ans et les deux de 5 ans, il n’y a rien de prévu.
Voilà le programme d’activités souhaité en ce début de journée.

Première action, demander à Magali si elle peut commencer à travailler avec les deux plus jeunes du trio d’ancien. Pas de soucis. Allez, on y va, je m’installe avec l’enfant pour l’accompagner sur la finalisation de ses parties de journaux et l’informer des éléments à travailler ensuite avec les deux autres. Pendant ce temps là, les cinq plus jeunes sont dehors autour d’un élément nouveau du jour apporté par un parent : un château fort.

9h45, un enfant de 4 ans revient dans la salle et me demande du travail.
- Que veux tu faire ?
- Je veux écrire : je t’aime maman.
- Va chercher ton cahier.
Je lui écris le modèle. Pendant qu’elle s’essaye, je retourne voir notre journaliste tout en jetant un œil à ce qui se passe dehors.
Au regard des essais d’écriture de notre jeune écrivain, je l’invite à quitter le cahier, visiblement encore trop petit pour elle, et à passer sur une grand feuille.
Ainsi, cela se finira par une affiche peinte portant un grand « je t’aime maman ». Ce qui n’était pas son projet de départ.

10h arrive, notre journaliste a bien avancé. Il est temps de la libérer pour qu’elle retrouve le théâtre.
Je passe alors un quart d’heure à observer les zazous du jardin. Ils sont quatre dehors à jouer ensemble avec le château fort, dans les arbres, sur la terrasse…

Je pourrais les laisser comme cela indéfiniment. A certains moments c’est le cas et puis il y a d’autres moments où j’en appelle certainEs pour qu’ils goûtent autre chose. L’autre jour je me suis retrouvé dans la même situation que celle du canard vu dans un documentaire sur la classe de B Collot en 1995 (1).
Ils étaient en train de jouer et je me suis présenté avec une proposition d’installation dans leur jeu, soi disant pour l’enrichir… j’ai eu 4 museaux à se tourner vers moi, l’air interloqué, pour me dire gentiment que tout allait bien. Je m’en suis retourné avec mon paquet sous le bras. Ce n’était pas un bon choix, ni matériel, ni temporel, ni spatial. Notre temps éducatif est rempli de moments comme celui là, où l’on est en trop, où l’on n’entre pas par la bonne porte pour accompagner.
Mais selon l’état de construction du groupe, des structures, du milieu, des événements, de l’ambiance du moment, on peut soit faire machine arrière, soit renchérir, soit s’imposer pour forcer à voir ailleurs… et tenir l’effort au près de l’apprenant que l’on bouscule, tout en nous bousculant nous même dans notre tâche d’éducateur. Cet élastique pédagogique qui se tend ne devrait pas se rompre. Et si cela arrive car parfois comme dans toute prise de risque, on tombe, on casse, on se salit, et bien on a obligation de rattraper cette rupture afin d’accompagner là aussi à se remettre debout pour tâtonner à nouveau. On est le garant de la sécurité affective, comme l’appelle Jean Michel Calvi en parlant des ICOG, Instituteur, Chercheur, Observateur, Garant (2). Cela ne veut pas dire qu’on évite toute situation de danger, mais qu’on sera présent pour accompagner les douleurs possibles émanant de ces prises de risque. C’est justement ce qui manque dans l’approche de l’« éducateur » proposé dans le film Whiplash. L’apprenant a un projet. Il est prêt à « se » bousculer tous ses repères. L’éducateur accompagne cela, mais tombe dans l’autoritarisme et l’abandon de son rôle de garant d’état sécure au final. Soit il tue le sujet, c’est le suicide d’un apprenant. Soit il faut le tuer lui, cela devient le défi d’un autre apprenant...
Voici quelques jours je me suis retrouvé dans cette situation, toute proportion gardée. L’élastique a cassé. Une discussion mathématique, à partir d’un projet d’histoire, finit dans les larmes d’une enfant qui craque face aux multiples questions et remises en question de ses certitudes. J’avais trop poussé, et en même temps je me suis permis ce risque parce qu’il s’agissait de cet enfant. Ce que j’en connais, ce que j’en perçois, ce que je pense qu’on peut discuter avec elle et sa famille, ce que je pense qu’elle peut entendre, effacer, se nourrir d’un temps chahutant l’équilibre dans lequel elle était, dans lequel notre relation s’installait. Avec un autre enfant ou avec ce même enfant, dans une autre situation, je n’aurais pas tiré l’élastique de la même manière. Il ne s’agit alors pas d’une mécanique répétitive, d’une technique à apprendre, il s’agit d’un savoir faire d’artisan.
Le lendemain, elle s’est redressée comme elle pouvait. Alors que l’on retravaillait ensemble sur autre chose, elle m’a jeté à la figure : wouah tu pues de la bouche. Tu sens le café.
Et, oui, … juste retour. D’autant plus justifié, qu’effectivement, j’avais picolé du kawa et que l’haleine n’est pas au mieux ensuite… ça m’a renvoyé quelques 20 ans en arrière, ou un ami sirotait beaucoup de ce breuvage et avait effectivement une haleine fort peu agréable. « OK, excuse moi, effectivement, je dois pas sentir bon du bec. Tu as raison. » Malgré les rattrapages de la veille après les pleurs, cela n’avait pas suffit pour son état sécure, il fallait qu’elle vienne confronter et « tuer » un peu celui qui l’avait déstabilisée.

Notre joli monde éducatif, les enfants dans les arbres, la liberté en photo souriante d’un collectif joyeux, suppose aussi d’autres facettes dans lesquelles j’accepte de plonger les mains et de me salir parfois. C’est peut être moins vendeur de montrer les périodes difficiles, les vacuités, les crises, les larmes dans notre monde d’asepsie qui ne fonctionne qu’en boleen, on-off, un-deux, gentil-méchant, bonne ou mauvaise idées ...
Or elles sont fondatrices de notre démarche. On ne peut donc pas dire et montrer qu’une ligne simple, intelligible au premier coup d’œil, nous même n’y parvenant pas. C’est peut être aussi cela qui gène les camarades bien au clair dans leurs lignes politiques. Et tant pis, on ose cette fragilité et les impressions d’incohérence qui peuvent en sortir. On est plutôt pied nu dans la boue que droit dans des bottes. La chose que l’on tente de choisir un peu, c’est le lieu et la nature de la « mouitude » du mélange aqueux terreux… juste pour essayer de ne pas s’enliser.

« ...la relation tendue, contradictoire et non pas mécanique, entre autorité et liberté, dans le sens d’assurer le respect entre elles deux, et dont la rupture provoque l’hypertrophie de l’une et de l’autre. […] La posture la plus difficile mais indiscutablement correcte est celle du démocrate, cohérent avec son rêve de solidarité et d’égalité entre les êtres humains, pour qui l’autorité ne va pas sans la liberté et réciproquement. » Paolo Freire (3)

10h15, je décide de rompre l’équilibre des quatre libres enfants de Bricabracs. D’autorité je leur demande de venir me rejoindre aux tables installées dehors. - Pourquoi ? - Parce que je te le demande. - J’aimerais vous montrer autre chose.

Je pense que dans un milieu hétérogène plus installé et plus structuré que le notre, sur un temps plus long, il n’y a quasiment plus besoin de phase telle que celle que je décris. Mais il faut pouvoir s’ancrer un peu plus, et avoir une perspective d’installation un peu plus sûre et moins changeante que la nôtre.

Voici donc une plaque et des formes de Tangram. On essaye de faire un dessin et de le raconter. Des essais se font, se défont et puis l’un d’entre eux semble avoir fait quelque chose qui reste.
- Qu’est ce ?
- Un vaisseau fusée star wars.
Le thème était posé.
- Veux tu une feuille noire pour faire l’espace ?
- Ben oui.
Je m’absente pour trouver une grande feuille à poser sur la table. Elle est grande volontairement laissant ouvert la possibilité à d’autres de s’y greffer.

Le temps de cette installation et de l’envol de ces paroles, les oreilles et les yeux voisins avaient déclenché des envies. CertainEs le matérialisaient en modifications sur leur plaque. Pendant que l’un se déplaçait pour s’installer sur la feuille une autre m’interpellait pour me montrer … sa fusée.
- Veux tu la mettre dans l’espace ?
- Ben oui.
Peu à peu, à leur rythme, selon leurs caractères, ils se sont retrouvés tous les quatre sur cette grande feuille spatiale à placer leurs pièces. Je n’ai pas noté l’horaire de chaque temps, de chaque moment de réflexion, d’observation et de décision. Tout cela va s’étaler jusque vers 11h et verra se greffer aux projets, celle qui finissait seule sa création pour maman dans l’atelier de peinture. Le vent et la pluie nous chasseront vers l’intérieur.

Entre temps, les problèmes auront été solutionnés.
- Comment faire pour maintenir l’image sur le papier ?
- On colle !
- Oui, mais alors on ne pourra plus utiliser les pièces de Tangram.
- On prend d’autres papiers. On découpe.
Et c’était parti pour un parcours de substitution de matériaux, afin de recomposer l’image. Parcours de langage l’accompagnant – quelle forme veux tu ? - Le triangle bleu ou le parallélogramme jaune ? Parcours de maîtrise manuelle, collage, découpage… J’y glissais d’autres petits éléments en boule que je trouvais en fouillant dans les placards. Ils seraient nos étoiles. Certains se sont lancés dans une création de vaisseaux différents de la première production et d’autres ont reproduit ce qu’avaient fait leur voisin. Une autre est restée sur son idée initiale, des maisons, tout en la transportant dans le monde spatial dont s’était saisi les 3 autres.
On peut décortiquer sans fin ce qui favorise, ce qui bloque. Par exemple, la convocation d’autorité ne s’est faite qu’après une heure de vacance complète de l’éducateur dans leurs activités. Peut être cette liberté rend elle plus acceptable l’ordre donné… Si le matériel fourni et la consigne ouverte de départ sont encadrés, le contenu, ce qui fait sens pour l’individu ne l’est pas … Les effets de groupe… la connaissance mutuelle de l’éducateur dont on reconnaît au ton qu’il hésite ou pas… le phénomène d’individuation, un individu déclenchant le thème, et le groupe développant ce thème, l’individu s’en nourrissant… l’organisation de la structure favorable à ce type de développement … les instants où se déclenchent les questions, les agir… les phénomènes naturels, le vent, la pluie, la faim…

Vers 11h, poussé par l’orage nous avons achevé rapidement nos collages et nous sommes rentrés aux premières gouttes. Ceux du théâtre étaient revenus dans la salle. Ils finissaient leurs masques pour eux et leurs marionnettes.
Et bien devinez ce qu’il s’est passé… Trois des plus jeunes se sont lancés dans cette activité, et deux autres qui n’en pouvaient plus se sont isolés sur le canapé, regardant cette nouvelle effervescence au loin. J’ai achevé l’affichage de notre espace avec l’aide d’un des plus âgés.

11h30, l’appel du ventre a sonné.
Clap de fin … provisoire.

(1) Passage du canard, à 16mn, site de Philippe Ruelen

(2) Libérez L’école, p42, Jean Michel Calvi,
L’histoire se construit par la praxis humaine, toujours cette idée de mouvement, l’aménagement premier pouvant se transformer, évoluer suivant les besoins, dans la réalisation des multiples projets des individus et de l’ensemble des individus. Dans cette praxis, le rôle de l’instituteur est encore très important, parce que, tout en étant acteur avec les autres, il se doit aussi d’être observateur, d’avoir la capacité de s’extraire parfois du mouvement pour en analyser quelques composantes, pour apporter les changements nécessaires à l’aménagement, pour s’impliquer dans des relations qui peuvent lui paraître indispensables à certains enfants à un moment particulier de leur histoire personnelle d’acquisition des langages. Il va être aussi le garant, parce qu’adulte, des règles de fonctionnement que la structure s’est donné et du respect de la sécurité de chacun.
Ce rôle, l’Instituteur-Chercheur-Observateur- Garant va l’assumer avec les autres ICOG de l’école dans ce qu’on peut appeler une équipe pédagogique formée par les inter-relations.

(3) Paolo Freire, p121, Enseigner est une spécificité humaine, Pédagogie de l’autonomie. Ed. Eres

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