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Causeries

La main dans le dos

Dans la situation actuelle, une nouveauté parmi tant d’autres : je me suis retrouvé avec la possibilité, voire l’obligation, de « faire la classe » à mes enfants. La possibilité a toujours vaguement été à portée de main, parce que je pensais que les moments éducatifs liés à des enseignements conventionnels ou fondamentaux (écrire, lire, mathématiser, faire la différence entre Louis XIV et Charles de Gaulle) pouvaient se généraliser. Il m’était arrivé, évidemment, de prendre par la main l’un de mes enfants pour l’accompagner dans un déchiffrement de lettres, dans la graphie d’une partie de l’alphabet, dans l’addition de pommes ou la pesée de farine. Il m’était arrivé, encore plus fréquemment, de professer, à table, par exemple, entre le roquefort et la mangue, sur l’origine d’un mot, les différences théologiques entre les monothéismes, ou la noblesse de la pourriture entrant justement dans la conception dudit roquefort. Les moisissures, la pénicilline, etc. etc., vous ne prenez pas de notes ? Bref, j’avais du savoir à revendre et j’en faisais généreusement bénéficier mon entourage, avec cet aplomb caractéristique des professeurs, justement.

 

Et puis il faut dire que j’ai grandi dans des écoles, tout de même, avec des géniteurs instituteurs qui semblaient faire la classe sans difficulté. Il et elle avaient ça dans le sang. À 7 ans, je tournais la manivelle de la ronéo dans la classe de ma mère, préparant les petites fiches violacées de ses élèves de CP, emporté par les effluves entêtantes de l’alcool à brûler qu’il fallait verser régulièrement dans le réservoir. Je jouais à écrire sur le même tableau noir que celui de ma classe (celle d’â côté) en attendant qu’elle finisse de travailler : la craie blanche n’a pas de secret pour moi, ni son poids, ni sa forme, ni son crissement unique qui varie en fonction de l’humidité. J’ai regardé mon père préparer avec application et à la main les travaux destinés à ses élèves, que j’imaginais bien chanceux d’avoir un maître aussi dévoué. Le dimanche, souvent, je prenais la clé de la porte de l’école et j’allais y jouer, seul ou pas. J’étais bien persuadé d’avoir la science pédagogique infuse ; d’autres le pensent aussi, mais ils n’ont pas mon cursus scolaire impeccable (premier de la classe du CE1 à la troisième, avec prix de fin d’année et boite à bons points qui déborde chaque année), mon pedigree en Éducation nationale massif et certainement pas ma fatuité à l’épreuve des missiles thermonucléaires russes.

 

Il fallait au moins un petit confinement mondial pour mettre à l’épreuve du feu cette arrogance dont j’oublie trop souvent être pourvu. C’est chose faite, merci les chauve-souris. 3 milliards d’individus, au bas mot, doivent rester chez eux — pour ceux qui ont un « chez soi ». Les mômes avec, et même en premier. D’ailleurs je remarque que si on les promène, les sourires changent un peu, derrière les masques en papier (pas mâché, attention). Ça fait la gueule à la boulangerie quand les mouflets s’appuient contre la vitre en bavant un peu sur les meringues. Faudrait pas qu’ils éternuent quand je récupère ma monnaie. On s’est pris des pierres pour moins que ça.

 

Conséquence directe de l’exercice de confinement à l’échelle planétaire, mes enfants ne vont plus à l’école. Diable, il faut maintenir leur courbe d’apprentissage. On va s’y employer, dans la joie, le labeur, la sueur et la bonne humeur. Fiches, programmes, notions, CNED, tout est bon. Tiens, je vais commencer par une dictée fastoche et la fiche de conjugaison au futur. C’est facile comme tout, j’ajusterai plus tard la difficulté (et pas j’ajusterais, c’est le conditionnel. Vous voyez, là ? je professe). Pour les maths, je ne me fais pas de souci, ma fille me dit toujours qu’elle adore ça et qu’elle est très en avance. Je vais essayer de ne pas tout de suite lui révéler les secrets de la trigonométrie, mais je ne suis pas sûr de pouvoir me retenir. C’est du velours, on va se régaler.

 

Ça ne se passe pas très bien, la dictée, et la conjugaison. Nous partiront me donne des sueurs. Elle passe le balait m’interpelle. Le lendemait m’inquiète. Je ne réagis pas très positivement, mais une petite voix me dit d’être positif. La même petite voix à la con que les manuels d’épanouissement personnel essaient de nous inculquer. On ne sait pas d’où elle vient, mais il faut se la répéter, encore et encore, et tout va bien se passer. Efforcez-vous de croire et bientôt vous croirez… On va faire une liste de tous ces vilains mots que tu as mal écrit, ma chérie, et demain je te les redemanderai. Grand sourire de la gamine, modèle « espérance » inoxidable, avec la dent en moins qui va bien. Le lendemait arrive, comme toujours. Re-dictée. Re-partiront, re-courgete et re-balait. Je m’exaspère, mais je ne le montre qu’à demi. Allez, aux trois-quarts. Mais je modère. Le troisième jour arrive. Optimiste que je suis, je réinterroge avec la certitude intérieure qu’elle saura conjuguer rejoindre à tous les temps de l’indicatif, ma fille à moi, cette tête bien faite. Je dois croire à la génétique ou à l’immaculée conception du Bescherelle. Tout faux, ou presque. Ce coup-ci, elle a même inversé nous et vous et elle a oublié « il ». Je m’agace ouvertement. Je suis très négatif. « Je te l’ai déjà expliqué ». Pauvre de nous…

 

J’y pense, je ressasse et j’en parle avec sa mère. Elle se retrouve avec la même difficulté ; au départ on pense même que la môme est un peu nulle scolairement, que Bricabracs c’est bien gentil, ça rentre avec les genoux troués, la morve au nez et des histoires de cabane, mais sur l’imparfait ça avance moyen ; le subjonctif c’est même pas la peine d’y penser. Est-ce qu’on devrait pas rattraper le coup pendant qu’on est enfermés ensemble, et les tables de multiplication, non mais tu te rends compte les tables, 3x7 elle sait pas, et les pluriels, oh là là les fleurs bleu ? J’en ai de la peine pour Queneau. Alors quoi, on déclenche un bombardement massif avec 6 h de travail quotidien ? Opération Fortitude, en position de combat à 7h du matin ? En tout cas, reconnaissons qu’on pédale grave dans la semoule.

 

Pendant ce temps-là, je commence les séances de sport avec le benjamin, on va courir un peu ensemble. Il a 4 ans et demi, donc on adapte. J’ai programmé le marathon pour ses 8 ans, je vais d’abord tenter le kilomètre avec lui, il est super motivé. On part sur la route, on bavarde, on fait 600, 800 mètres, il s’essouffle dans les côtes (normal, il ne sait pas s’arrêter de parler), mais on fait demi-tour et il ne lâche pas l’affaire : 1,7 kilomètres en 15 minutes, le petit bonhomme est très content de notre « entraînement ». Il a même réussi à ne faire que respirer avec sa bouche pendant la côte. Très bien, on recommence trois jours plus tard. 600m ; 800m, 1km, je vois bien qu’il peut tenir, on fait demi-tour et dans la deuxième côte il tire un peu la langue quand même ; moi-même quand je suis seul je tire la langue dans cette montée. Au début je le distance un peu, 4, 5 mètres et je me retourne pour l’encourager. Il trouve que c’est vraiment difficile. Il commence littéralement à baisser les bras ; quand on court c’est la fin des haricots, baisser les bras. Puis je ralentis, et je mets ma main dans son dos, comme si je le poussais. Je ne le pousse pas vraiment, c’est difficile de pousser quelqu’un qui court, même un petit enfant. On risque de le faire tomber. Mais je laisse ma main jusqu’en haut de la montée et on finit la course après, côte à côte, lui pas mal essoufflé et moi très admiratif des plus de 2kms parcourus. Je rate l’occasion de mathématiser, mais on est contents quand on rentre.

 

Ce n’est qu’un peu plus tard, dans les jours qui suivent, que tout ça se met en place. Le temps que l’expérience décante. Sabine trouve une distance, une façon de faire avec les enfants qui fonctionne. La distance est physique, aussi : chacun a une place, pendant un temps donné. Tout le monde s’assoit pour travailler. Elle ne valide pas tout de suite, ne corrige pas tout de suite. Ce qui compte c’est de faire, tout le temps imparti. Ensuite on reprendra, l’après-midi, le lendemain. Elle a laissé son impatience derrière elle pour laisser les enfants avancer à leur rythme.

 

Moi, j’ai tout oublié des efforts de mon enfance, des ratures, des ratés, des passés décomposés. Il ne me reste qu’une image idyllique, unique, fausse comme un portrait retouché. Tout s’est fondu dans l’idée de réussir, et j’ai même oublié la mauvaise manière avec laquelle on m’a forcé à être bon élève. En fait, je n’ai rien connu d’autre.

 

Heureusement, je me suis souvenu d’avoir appris à courir sur cette même route où je suis allé avec Youri, sur la même côte où il a peiné. J’ai senti il n’y a pas si longtemps la difficulté à finir le temps que je m’étais imparti ; cela semblait impossible de tenir 5, 10, 20 minutes. Je me souviens que c’était dur, et parce que ce souvenir est proche, je peux comprendre mieux, je peux accompagner celui qui court. Je peux mettre la main dans son dos. Et comme ça, pendant qu’on avance, on pourrait croire que c’est sans fin. L’horizon comme limite.

La mauvaise position, dans la course, ressemble à celle dans l’apprentissage : quelques mètres devant, voire encore plus loin, à héler celui ou celle qui traine. Penser qu’on est une locomotive, alors qu’on représente la difficulté qui s’accroit. La bonne position, je l’avais déjà réalisé en courant, avec d’autres, des adultes, c’est juste derrière. Un mètre en retrait, pas plus, ou moins. À portée d’oreille. A faire entendre le même souffle dans l’effort. Regarde tout le chemin qu’on a déjà fait.

 

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